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Une analyse critique de films, livres, opéras et expositions de peinture

J'AI COURU VERS LE NIL de ALAA EL ASWANY

          .....et moi, dès que sort un nouveau livre d'Alaa El Aswany, je cours l'acheter!

          Mais on nous l'a changé. Ce qu'on aimait, cette légèreté, cette bonhommie pour décrire une société égyptienne affairiste et corrompue, mais folklorique,  d"avant" a complètement disparu. D'avant quoi? D'avant les évènements de la place Tahrir. Il en était, de la révolte contre Moubarak. Il sait combien les manifestants ont été roulés dans la farine..... Depuis, il a dû s'exiler. Son roman n'est pas publié dans les pays du Moyen Orient. Et il craint pour la vie de ses amis restés en Egypte. Ce qu'il y a de surprenant, dans la disgrâce d'Alaa El Aswany, c'est qu'il n'y a pourtant pas dans ses écrits une seule phrase qui soit antireligieuse. Il se présente comme musulman, mais soucieux de revenir à une religion des origines qui, selon lui (on peut en douter...) reposerait sur la tolérance, la compassion.... qui ferait passer l'esprit avant la lettre. Il dénonce l'hypocrisie, il dénonce une société qui tolère les pires saloperies..... du moment qu'elles sont présentées comme conformes à la charia.

          Sa plume est devenue amère. Dans ce roman choral, genre dans lequel il excelle, sa galerie de pantins est décrite avec une ironie cruelle qui tue.

          Voilà le général Alouani, chef de la Sécurité, un saint homme. Il a fait trois fois le pèlerinage, n'a jamais bu une goutte d'alcool. A l'appel matinal du muezzin il va faire ses ablutions, se rend à la mosquée où, modeste, il se tient au milieu des fidèles. En rentrant, il va besogner son épouse obèse avec l'aide de cassettes pornos (la nécessité rend licite ce qui est interdit). C'est que le général, de par ses fonctions, est amené à rencontrer des femmes séduisantes. Son activité matinale le préserve donc des tentations. Il peut alors se rendre à son bureau, et superviser l"interrogatoire" des suspects. Ajoutons que le général est d'une honnêteté peu commune. S'il doit acheter un terrain dans un gouvernorat, il en informe le gouverneur pour, surtout, ne pas bénéficier de passe-droits! Et si sa fille étudiante Dania, passe un examen, il téléphone au doyen pour être bien sûr qu'elle n'aura pas de traitement de faveur.....

          Vous en voulez un autre? Voici le cheikh Chamel, le prêcheur à la mode. Il a fondé une chaîne qui le rend prospère. Il possède trois Mercedes, et une villa dans le quartier chic; trois étages sont réservés aux trois épouses et à leurs enfants. Au quatrième étage, il y a la quatrième épouse, qui change régulierement, une vierge qu'il répudiera ensuite dans le plus strict respect de la religion, car bien qu'il soit séduisant, il rejette la luxure et les tentations sexuelles.

          Une femme, pour changer? Voilà Nourhane, vertueuse présentatrice de télévision, qui réclame de se voiler à l'antenne. Séduisante, mais chaste, elle refuse les avances de ces messieurs riches qui seront donc obligés, pour l'avoir, de l'épouser et de lui offrir le bel appartement qui montre qu'elle est une respectable seconde épouse, et non une femme entretenue... Finalement, le richissime Hadj Chanouani, proche du pouvoir, patron d'une nouvelle chaine de TV, l"Egypte Authentique", fera de Nourhane la directrice de la chaine, la présentatrice d'une émission vedette..... et son épouse. Elle est consciente de son rôle: penser à la place du peuple. Et l'informer. Ainsi, elle reçoit nombre de jeunes gens qui, le visage masqué, viennent témoigner qu'ils étaient sur la place Tahrir payés -jusqu'à 1000$ par jour!- par l'Amérique. Ou Israel, au choix. Ce dont, évidemment, ils se repentent.

          Oups! plus folklorique, et digne d'habiter l'immeuble Yacoubian, voilà Achraf, le riche Copte. Grand bourgeois séduisant mais acteur raté abonné aux panouilles, marié à une femme carriériste, il noie son amertume dans le haschich, et les amours ancillaires. Akram, sa bonne, lui procure de grandes félicités illicites... C'est que le malheureux copte n'a pas droit aux joies du divorce dont bénéficient les musulmans... Et pour Achraf, la place Tahrir, proche de l'immeuble qui lui appartient, ce sera la renaissance, et la dignité retrouvée. Heureux avec Akram, il met sa fortune et son appartement au service de la révolution, dans laquelle il s'engage corps et âme. Très isolé parmi ses coreligionnaires , car les Coptes, minorité se sentant menacée, préfèrent en général se faire tout petits, faire profil très bas..

          Parmi les personnages de premier plan, et singuliers, voilà Issam Chalaane. Ancien communiste, dix ans emprisonné, torturé, violé.... il en conclut que l'amorphe peuple égyptien est indigne de ses révolutionnaires et se retrouve dans l'autre camp, directeur de l'usine qui s'est mise en grève...

          Il y a Masden, l'ingénieur. Fils de communiste -son père, disparu, était le compagnon de lutte et meilleur ami de Chalaane; mais lui n'a jamais renié ses convictions. Chalaane continue à protéger d'une certaine façon, le fils de son ami, même s'il se trouve en face de lui, porte parole des ouvriers en grève...

          Le fils de l'ouvrier Madani, l'amoureux secret de Dania, a été tué, sur la place, d'une balle à bout portant tirée par un capitaine, et le père ne souhaite qu'une chose: la justice et la condamnation du meurtrier. Le Cheikh Chamel se dérange en personne pour persuader Madani d'accepter le règlement coutumier du prix du sang, ou diya: une compensation financière est fixée, le plaignant retire sa plainte, et tout le monde est content car le bon musulman doit pardonner, n'est ce pas? Pas Madani, homme pourtant fort pieux.

          Et puis il y a les bons, les jeunes idéalistes qui lancent la révolution pour un pays libre avec des élections démocratiques! Asma, prof dans une école et persécutée, soit disant parce qu'elle refuse de se voiler -en fait parce qu'elle dénonce l'obligation tacite faite aux élèves de payer d'onéreux cours privés; les enfants de familles pauvres, qui n'ont pas les moyens de se les offrir, comme par hasard ne réussissent jamais aux examens. Asma essaye de donner les meilleurs cours possibles, ce que ses collègues dénoncent: le bon enseignement doit être réservé aux cours privés..... Et Dania, l'étudiante en médecine, l'amour (et le désespoir) du général Alouani, sous l'influence de mauvais condisciples, pose à son père des questions aussi scandaleuses que déplacées: est il permis de torturer dans le Coran? 

          Chez les Coptes on s'interroge. Il se dit que les frères musulmans sont derrière la révolution, et que sa victoire serait la fin des chrétiens...

          Moubarak s'en va. La place Tahrir a gagné. Ou du moins se l'imagine.... En fait, la Sécurité est toujours là, et prépare la relève... La deuxième partie du roman est encore plus sombre, et prend souvent le visage d'un documentaire romancé. 

          Il y a d'abord les terribles témoignages de jeunes filles arrêtées, brutalisées, violées. C'est que pour les laisser repartir, il faut un témoignage de moralité, donc de virginité. Déshabillées, elles sont examinées par un médecin (?) toutes portes ouvertes pendant que la soldatesque se rince l'oeil.

          Et puis, il y a ceux des blogueurs qui ont assisté aux massacres de Maspero (place de la TV égyptienne) -on le rappelle, c'est après la chute de Moubarak. Tout est fait pour dresser les Coptes réticents, on l'a vu, contre les musulmans. Pourtant, lorsque les Coptes manifestent contre la destruction de leurs églises, il y a des musulmans avec eux, et les gens chantent ensemble le Kyrie Eleison et scandent "Musulmans, chrétiens, une seule voix! une seule main!" C'en est trop: le pouvoir fait tirer sur une foule de femmes et d'enfants, envoie ses chars écraser délibérément les manifestants affolés. J'ai couru vers le Nil, écrit un de blogueurs....  Les prisons ont été ouvertes. Des prisonniers de droit commun, les beltagui, servent de supplétifs au pouvoir. Les attaques contre les Coptes sont particulièrement violentes; il s'agit de faire croire qu'elles viennent des religieux alliés aux révolutionnaires. Alors que c'est bien le pouvoir qui a renoué avec les frères musulmans avec lesquels ils comptent remettre le pays au pas.

          Et, petit à petit, ce peuple qui avait soutenu ceux de la place Tahrir, gavé de désinformation, se détourne d'eux... L'avant dernier chapitre, écrit pas Asma, la courageuse, l'honnête Asma, réfugiée en Angleterre, est terrible: "La bataille, nous l'avons perdue non pas par absence de courage, mais parce que les Egyptiens nous ont laissé tomber..... ceux pour lesquels nous avions combattu, pour lesquels sont morts des milliers d'entre nous.... ces Egyptiens ont applaudi lorsqu'ils ont vu qu'on nous arrêtait.... ils aiment le bâton du dictateur et ne comprennent aucune autre façon de se comporter avec eux.... quel est le sens et quel est l'intérêt de sacrifier ta liberté et ta vie pour un peuple qui te déteste et te considère comme un traitre...."

          Serait ce là le testament d'Allah El Aswany? (Ne retrouve t-on pas un peu la démobilisation d'Issam?) En tous cas, il nous conforte dans ce que nous pensons. Que  des peuples soumis depuis des siècles à une théocratie, répétant des mots, ressassant des gestes, a perdu jusqu'à la possibilité de réfléchir par lui même.

          Vu la bonne santé des théocraties de part le monde, voilà qui ne nous rend pas optimistes....

          En tous cas, et même si El Aswan n'est pas un grand styliste (sauf quand il manie l'ironie), c'est à lire ABSOLUMENT!

 

 

 

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