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Une analyse critique de films, livres, opéras et expositions de peinture

UN POISSON SUR LA LUNE par DAVID VANN

         Le terrifiant roman de David Vann est à ne pas mettre dans les mains des âmes faibles et des esprits tourmentés (si tant ait que des âmes et des esprits puissent avoir des mains)
        David Vann a grandi en Alaska, élevé par son père Jim qui s'est suicidé à quarante ans. Dans Un poisson sur la lune, il raconte l'histoire d'un certain Jim Vann, père d'un David de treize ans, qui se suicide à quarante ans. Et évidemment, une plongée aussi terrifiante dans l'esprit délabré d'un homme qui sombre ne peut être que du vécu.
        Jim débarque du vol Fairbanks (où il a une belle maison, qu'il n'a pas pris la peine de meubler, et peut être un cabinet de dentiste?) /San Francisco, pour consulter un psychiatre, avec dans son bagage son fidèle Magnum (le même que celui de Dirty Harry!!). Il va être pris en charge, pour trois jours, par son jeune frère Doug qui le véhicule dans ce comté, un comté de montagnes et de lacs, bien loin de l'agitation de la côte,  où vit ce frère, leurs parents, les deux enfants qu'il a eu avec sa première épouse, Jeannette sa seconde ex... Et tous, essayant de l'entourer maladroitement de leur amour (sauf sans doute son père qui ne peut plus le supporter. Et pourtant à la fin il aura une vraie conversation avec ce père, qui n'est sans doute pas mieux dans sa peau que lui, complexé par son ascendance Cherokee, mais pour qui on est sur terre pour continuer et puis c'est tout). Chacun essayant de lui remonter le moral: on t'aime tous, tu as de beaux enfants, tu as un bon métier, tu peux retrouver une femme qui te rende heureux..... ce qui lui fait le même effet qu'une averse, quand on la contemple derrière sa fenêtre. On sait bien que ce discours de bon sens, celui que l'on profère tous maladroitement, n'a aucun effet sur un dépressif. Et puis, Jim souffre constamment. Des sinus bouchés qui, la nuit, l'empêchent de respirer, et lui donnent de constants maux de tête. Il refuse l'opération qui pourrait mal tourner; et de prendre de la codéine à cause de l'addiction. Est ce normal d'être suicidaire et d'avoir peur d'une opération? Une des forces de cette stupéfiante plongée dans la maladie mentale, c'est de nous rappeler que notre logique quotidienne n'y a plus cours.
        Car on a vite compris que Jim est bien plus qu'un dépressif, ou même un maniaco-dépressif. Il est carrément délirant. Face à toute cette famille, il ne peut s'empêcher d'être agressif, insultant. Face à ses enfants qu'il adore (et qui l'accueillent avec tant de joie), au cours d'une partie de chasse qui tourne mal, il tient des discours échevelés qui finissent par les terroriser. Cela commence par l'histoire de ce flétan envoyé sur la lune par une capsule spatiale, et qui, libéré du poids de la pesanteur des profondeurs, s'envole.... Jim, dit Doug, ton côté frénétique revient, tu fais peur à tout le monde..... Oui, comment ne pas être certain que c'est du vécu.
        Le psy a bien dit à Doug qu'il ne doit pas laisser son frère tout seul, et surtout, qu'il doit séparer les munitions et le Magnum. Doug fait ce qu'il peut, mais le médicament que son frère absorbe commence par renforcer ses symptômes. Dans le cerveau en ébullition du Jim, il y a de la rancoeur, contre la religion que ses parents lui ont imposée, contre la petite vie routinière de son père dentiste, contre ses femmes qui n'ont pas accepté d'être trompées; il y a la sensation d'avoir tout raté, de faire un métier qu'il déteste -il voulait être pêcheur professionnel mais ça n'a pas marché très longtemps non plus. Il a tout raté, il pleurniche, il s'apitoie sur son sort. Tout se mélange dans ce cerveau. Va t-il d'abord tuer ses enfants avant de se suicider? Ou bien ses parents? Ou Jeannette? Ou les uns après les autres? Des pages de cogitations aussi délirantes que malsaines. On sait bien qu'il ne tuera personne, d'abord parce qu'il y a l'écrivain David Vann qui écrit le récit, et qu'on comprend qu'il s'agit de fantasmes qu'il n'aurait même pas le courage de réaliser, fantasme d'un suicide spectaculaire dans un bain de sang généralisé. Enfin, il y a l'obsession sexuelle qui le pousse à se masturber de plus en plus laborieusement plusieurs fois par jour et de rechercher des prostituées qu'il ne parviendra pas à honorer... 
        Quand il pense à ce qu'il y a dans sa tête, il voit de la boue. Des idées, des obsessions gluantes comme de la boue, sans lien entre elles, glissant les unes sur les autres  sans arriver à se rejoindre. 
        Comme toile de fond il y a ce contexte des Etats Unis ruraux, le monde des armes et une constatation terrible qui m'a énormément marquée; quels y sont les loisirs des jeunes et de leurs pères? La chasse, la pêche. Tous leurs loisirs, sans exception, reviennent à tuer. Et arrivé à la fin de son troisième jour, voilà que Jim a envie de faire des listes pour faire son bilan. La liste des animaux qu'il a tués. Un lynx, trois ours bruns, ça c'est fastoche (et c'est juste le plaisir de tuer: pas comestibles....). Pumas, coyotes, loups, renards, ça devient plus compliqué. Mouflons, chèvres des Rocheuses, caribous, et toutes sortes de cerfs..... et toutes ces espèces de canards, d'oies, d'oiseaux et de poissons, les phoques et les lions de mer (quand il était pêcheur en Alaska....) et David, a tout juste treize ans, a déjà tué des dizaines d'écureuils et de chipmunks. Ca peut se manger, tout cela. Cela change des burgers au bacon et à la sauce barbecue qui forment l'ordinaire de la gastronomie. Mais quand même, quand on y pense: tous ces enfants qui, dès leur plus jeune âge ont eu leur carabine à plomb pour dégommer les oiseaux, est ce que cela ne leur donne pas un certain mépris de la vie?
        Ce livre puissant, profond et brutal, nous donnera peut être un autre regard sur un délirant, si nous avons la malchance d'en avoir un dans notre entourage. Littell a tenté de nous faire rentrer dans le cerveau d'un SS, mais personne n'a été aussi loin dans celui d'un malade.
        Faut il le rappeler? David Vann écrit superbement, alternant texte et dialogues qui sonnent juste sans être sous-écrits. C'est aussi un grand styliste...

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