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Une analyse critique de films, livres, opéras et expositions de peinture

TERRE DES OUBLIS, de DUONG THU HUONG

          Le prix Cino Del Duca 2023 a  été décerné à Duong Thu Huong. Et c'est mérité! Car c'est un écrivain, un vrai, avec une langue bien à elle, dense, chargée, tumultueuse; les mots déboulent comme un torrent, comme des pierres charriées par la lave. Juste à l'opposé, quoi, de feu le nouveau roman....

          Dans Terre des oublis, son plus grand succès, la nature est omniprésente, envahissante, étouffante. On est dans les hauts plateaux du Centre, tellement loin des villes. Oh, il y a bien une petite bourgade, dont le nom reste indifférent,, avec ses commerçants plus ou moins prospères mais aussi et surtout ses quartiers déshérites, ruelles boueuses et puantes, masures croulantes vaguement étayées par des morceaux de toiles et de cartons, où survit une humanité loqueteuse et affamée. On est loin de la propagande pour touristes, n'est ce pas...

          Elle sait de quoi elle parle, Huong. Née dans une famille de classe moyenne, elle n'a pas droit à l'école et endure un mariage forcé avec un homme qui la bat; elle a deux enfants, elle veut divorcer, mais son père l'en empêche car un divorce c'est le déshonneur!

          Elle peut partir  faire des études dans un pays frère -communiste- et rentrée au pays, s'engage parmi les combattants, à la fois par nationalisme, et par goût du risque; ensuite elle travaillera à écrire des scénarios pour de bons gros navets de propagande, puis rédige, pour des généraux vietnamiens, une histoire (officielle...) de la révolution. Elle appartient alors au parti communiste, mais on se doute bien qu'un esprit aussi libre, aussi indépendant, ayant traversé déjà tant de vicissitudes ne va pas tarder à ruer dans les brancards.

          Ses premiers romans rencontrent, au Vietnam, un succès fulgurant  (il est certain que sa façon de raconter est bien plus adaptée à ce public là qu'à un public occidental), mais ses critiques du régime, ses appels à la démocratie font que non seulement elle est chassée du parti, mais même emprisonnée, privée de passeport... pour finalement trouver refuge en France où elle vit depuis 2006. Sacrée bonne femme!!

         Si je dis que ses récits sont beaucoup plus adaptés au lectorat vietnamien qu'occidental -qui en appréciera le côté exotique, c'est qu'elle flirte souvent avec le trop.... ses héros sont amoureux comme des hamsters, versent des torrents de larmes, ont des pulsions sexuelles dignes de Rocco Siffredi.... oui, parfois c'est magnifique, parfois cela tire un peu vers la collection Harlequin. Tout en restant extrêmement prude... car lorsque les héros, embarqués par leur "tempérament" fréquentent de vilaines dames, la honte qu'ils en retirent semble pire que s'ils avaient assassiné leur propre grand mère..

         Ah, autre caractéristique: à chaque page, on mange. Vous ne trouverez pas une seule page où il ne soit fait mention de nourriture, modeste bouillie de riz au poulet ou gâteau de riz gluant aux cèpes, choux sautés à la sauce d'huitre.... et naturellement on boit du thé, du thé, rituellement les hommes s'assoient pour deviser gravement en buvant un thé.

         Revenons en, donc, au scenario de Terre des oublis, où la romancière a dû mettre beaucoup d'elle même. Vous souvenez vous du Retour de Martin Guerre? Plus encore, j'ai pensé à une vieille chanson française, Brave Marin:

Brave marin revient de guerre, tout mal chaussé, tout mal vêtu, brave marin d'où reviens tu? * Madame je reviens de guerre, apportez moi votre vin blanc, que le marin boive en passant * Brave marin se met à boire, se met à boire et à chanter, l'hôtesse se met à pleurer * Ah dites moi, la belle hôtesse, regrettez vous votre vin blanc que le marin boit en passant? * C'est pas mon vin que je regrette, mais c'est la mort de mon mari, Monsieur vous ressemblez à lui * Ah dites moi la belle hôtesse, vous aviez de lui trois enfants, et j'en vois quatre à présent? * J'ai tant reçu de fausses lettres, qu'il était mort et enterré, que je me suis remariée * Brave marin vide son verre, et sans parler, tout en pleurant, s'en retourne à son bâtiment

         Toute jeune, Miên a épousé Bôn. Ils étaient amoureux, comme des gosses. Bôn était un garçon pauvre, qui s'était battu pour faire des études. Mais voilà: c'est la guerre; il est envoyé au front. Puis porté disparu. Puis déclaré mort et Miên peut alors légitimement se marier avec Hoan, un joli garçon, dynamique et entreprenant, qui va beaucoup travailler pour faire fortune, jusqu'à passer pour le nabab du village; ils ont une maison moderne, avec tout le confort, et dans ces Hauts Plateaux, cela passe pour un incroyable luxe. Un joli petit garçon est né.... et voilà que Bôn revient. Il a passé des années à errer dans la jungle, pataugeant dans la boue mêlée à des restes humains, traînant avec lui le cadavre de son sergent qu'il veut enterrer dans son village et qui en même temps, pense t-il, le protège des fantômes. Il est revenu, et veut reprendre sa femme. Et autour, il y a toute la population du Hameau de la Montagne qui observe et qui juge:  Bôn est un héros de guerre! Un combattant de la liberté! Miên n'a rien à se reprocher mais elle doit retourner avec son premier mari. C'est comme ça. Vous voyez, c'est toujours la défaite des femmes; la femme du marin aimait toujours son premier mari; la femme de Martin Guerre aimait le nouveau venu; dans chaque cas la société leur a imposé l'autre choix.... Miên part donc habiter dans le taudis misérable et puant que Bôn partage avec sa trainée de soeur et ses enfants voleurs et dépenaillés, contrainte à subir les tentatives d'assaut nocturne de ce fantôme édenté à l'haleine pestilentielle; Hoan fait fructifier sas affaires tout en se laissant entraîner la nuit dans le lit (forcément sale) d'une prostituée (forcément répugnante) dans un quartier (forcément sordide) au bout de nulle part...

         Le chapitre du milieu est consacré aux terribles obsessions de Bôn qui revit ces mois de cauchemar dans la jungle, terminés par la déambulation, sans nourriture, sans eau, traînant le cadavre du sergent sur lequel un vautour s'est perché le dévorant petit à petit, au milieu des animaux sauvages et des esprits malveillants. Bôn est devenu une loque, incapable de travailler ou même de défricher son petit lopin de terre -mais on ne peut s'empêcher de le prendre en pitié.

         Et il y a cette fascinante description de la vie du hameau, entouré de champs de caféiers et de poivriers, cerné par les arbres gorgés de fruits, les fleurs exubérantes. Maisons ouvertes à tous vents devant lesquelles chacun peut s'arrêter pour voir ce qui se passe à l'intérieur, poids de l'opinion publique qui décide du bien et du mal, palabres entre hommes dans les maisons communales pendant que les femmes se terrent dans un coin, occupées à quelques travaux d'aiguille. Duong Thu Huong nous fait vivre tout cela d'une plume débordante de vie et de vitalité. C'est impressionnant et magnifique. Je sais, je me suis un peu moquée d'un excès de sentimentalisme: mais ça, c'est une question de différences de mentalité, et cela n'entame en rien la force du récit de Huong. Finira t-il bien ou mal? Vous le saurez en le lisant....

 

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